Les glaces s’écartent devant l’étrave du ferry. Nénuphars immaculés submergés un temps par une soupe sombre, elles tournoient dans le remous, avant de se joindre de nouveau. Entre neige scintillante et guirlandes, la ville de Québec et son château s’enflamment, mais les reflets sur le Saint-Laurent ne font pas fondre ses glaces. Sous leurs crissements contre la coque, on se prend à rêver de cette époque où le navigateur Samuel de Champlain débarquait au terme d’une de ses fréquentes traversées de l’Océan, après être retourné en Europe promouvoir son idée d’une colonisation totale du territoire. C’est ici, au plus étroit du fleuve – 1 000 m à peine de large -, après avoir pénétré dans ce qu’il croyait être un bras de mer de plus de 70 kilomètres de large, que l’explorateur français, cartographe, ethnologue, botaniste, décida un jour de l’an 1608, d’enraciner la première colonie française permanente.
Kebec ou kebic, «là où les grandes eaux se rétrécissent», en langue algonquine, deviendrait plus tard Québec, l’une des plus anciennes villes d’Amérique du Nord. Arrivée tardivement, la neige ne finit pas de tomber sur la patrie de Champlain, légère, onctueuse, grisante. Nous nous fondons dans la foule qui, la nuit venue, déambule dans le «Vieux». Attacher sa tuque, enfiler mitaines et bottes de neige, se presser, la guédille au nez, pour une partie de magasinage dans les rues étroites du Vieux-Québec, est l’un des plaisirs de l’hiver les plus prisés ici. La féerie des décors, lumières et guirlandes de fête, fait oublier le froid piquant et les doigts gourds. Mais les petites maisons de la ville basse, recroquevillées les unes sur les autres, évoquent un temps où l’hiver n’était pas le bienvenu. Sur les 28 hommes de l’équipage Champlain débarqués au cœur de l’été 1608, seuls 8 survivront au scorbut, à la dysenterie et à leur premier hiver. Les récits de l’époque témoignent de l’angoisse vécue pendant les grands froids. Les nécessités vitales, manger, s’abriter, se déplacer, se couvrir, mobilisent toute leur énergie.
Arrivés par vagues pour bâtir la jeune colonie, les colons rivalisent d’ingéniosité pour survivre à la terrible saison et acheminer des biens au sein de cette contrée encore dénuée de tout. On plonge par exemple les carreaux de verre des fenêtres qui orneront la place Royale dans des tonneaux de mélasse pour les récupérer intacts, à leur arrivée d’Europe, en faisant fondre l’épais sirop durci par le froid. Mais les volontaires ne se bousculent guère aux portes de la Nouvelle-France. Les efforts n’ont pas été ménagés pourtant pour vanter l’absence d’impôts, le bois et les vêtements distribués à volonté dès le mois de novembre, le bonheur et la vigueur des premiers colons, pour qui le climat est salutaire et dont le tempérament est fait à la rigueur des hivers! «C’est au XIXe siècle que l’hiver à vivre fait place à l’art de vivre son hiver, écrit Sophie-Laurence Lamontagne, ethnologue, pour qui cette saison est un élément fondamental de la culture québécoise. Le froid, la neige, forge la culture québécoise, commente la sociologue. Après l’appréhension, la familiarisation, la compréhension, voici venule temps de sa domestication.» Place aux divertissements! Qu’importent températures extrêmes, congères et blizzard! Les familles de la ville de Québec sortent en calèche pique-niquer sur le pain de sucre, la montagne de neige qui se forme au pied de la chute Montmorency. Les courses de carrioles rencontrent une popularité croissante. Objet strictement utilitaire, la raquette fait son entrée en ville, tout comme la traîne sauvage, luge conçue au Canada par les Amérindiens, pour laquelle on construit une rampe de glissade le long de la très chic terrasse Dufferin.
Et, quand le froid intense vient à saisir les eaux du Saint-Laurent, les patins, par centaines, viennent virevolter sur l’étendue lisse comme un miroir. Ni brise-glace ni traversier n’entravent encore la formation d’un pont naturel si solide que charretiers et cochers y circulent tout en trouvant de quoi se réchauffer l’âme et le corps. Echappant à toute juridiction, les eaux englacées deviennent pendant quelques mois un terrain de non-droit où l’on s’abreuve d’alcool et s’enivre de femmes légères. La neige s’est arrêtée dans la nuit. Dans l’aube bleutée, des patineurs glissent devant le Palais Montcalm. Des traces de ski toutes fraîches s’impriment sur les trottoirs de la ville haute. En contrebas, le Saint-Laurent, sillonné de chenaux d’eau libre, étincelle dans sa gangue de glace. Ce matin, le thermomètre est descendu à – 30 °C. Nous suivons la «Grande Rivière», ce «chemin du Canada» remonté par Jacques Cartier avec l’autorisation de François Ier en 1535. Gerbes de glace et séracs grincent et grondent contre les rives de l’île d’Orléans. Libéré de son étranglement, le Saint-Laurent s’épanouit, gigantesque.
A la fois rivière, lac, mer intérieure, langue glaciaire, estuaire, son cours semé d’îles, brassé de forts courants et soumis aux marées, reste difficile à naviguer. La route grimpe bientôt à l’assaut du relief. D’un côté, le fleuve charriant ses radeaux de glace ; de l’autre, les croupes rondes et blanches du Massif de Charlevoix. Difficile d’imaginer rejoindre l’un des domaines skiables les plus prisés du Québec, Le Massif, quand l’altitude ne dépasse pas 800 mètres. Difficile également de s’imaginer dévaler les pentes quand le thermomètre passe en dessous de – 28 °C. Mais la fougue et la bonne humeur de Denis, notre guide, dont le physique de jeune homme fait oublier les années, nous interdit toute hésitation. Il nous entraîne dans son sillage de compétiteur.
Le Massif, c’est le ski à l’envers: on arrive au sommet de la montagne, on chausse en haut des pistes ses «bottes de neige» et, sans attendre, on fait sa trace au milieu des épinettes, en évitant de se bêcher ou de se pogner une bosse et l’on dévale jusqu’en bas, au bord du fleuve, avant de remonter dans les gondoles. Et de recommencer, magnétisés par cette mer – le fleuve s’étale sur 23 kilomètres de largeur – omniprésente, au détour d’une bosse, à la lisière d’un bosquet d’épicéas, entre les bancs de brume qui s’en dégagent à l’aube ; une mer visitée par les baleines et les phoques, une banquise étalée au pied de la montagne. Magie de l’hiver québécois, le soleil généreux, l’air stable, la beauté des sapins et des frêles bouleaux blancs courbés par la neige nous rendent insensibles au froid. La poudre? Exceptionnelle, merveilleusement légère, duveteuse, abondante. La dernière descente s’effectue en benne. Nous nous retrouvons face au Saint-Laurent. Le temps de sauter sur le marchepied du Train léger du Charlevoix et le petit tortillard jaune vif démarre, au ras de l’eau.
Direction le village de Petite-Rivière-Saint-François, berceau toujours paisible de la colonisation du Charlevoix, où venaient accoster les îliens du fleuve sur leur goélette à fond plat. Tous les passagers, le nez collé aux vitres, contemplent le «Fleuve qui marche», hypnotisés par ses rives englacées, comprimées, fracturées, redressées par la puissance du courant et le va-et-vient des marées. Le train file maintenant sur les rails de la plus impressionnante des liaisons ferroviaires, avec ses 900 ponts et ponceaux, et ses vues imprenables qui transportaient, dans les années 1920, les touristes américains venus apprécier, à La Malbaie, le luxe du Manoir Richelieu. Le train ralentit. La baie figée par la neige ne peut laisser imaginer les périlleux hauts fonds qui provoquèrent tant de naufrages.
Quatre bâtisses de verre, métal et bois, Le Clos, Le Moulin, La Bergerie et La Basse-Cour plus un bâtiment principal, formant le dernier-né des complexes hôteliers, se dressent à Baie-Saint-Paul, à l’emplacement de la plus grosse exploitation de bois du Canada, où s’activait la communauté des Petites Franciscaines de Marie. Des cendres de l’incendie qui la ravagea en 2007 a germé un concept original, mûri après un tour de piste de plus de vingt ans du président et cofondateur du Cirque du Soleil, Daniel Gauthier. Et un nom: La Ferme (aujourd’hui Le Germain Charlevoix). Celui de cet hôtel au charme à la fois contemporain et rural où les vestiges de l’ancienne ferme des religieuses, barrières de bois rouge, casiers de lait, pinces à glace et trayeuses, se fondent dans un décor résolument moderne. Après avoir vendu ses parts du Cirque, Daniel Gauthier est revenu aux sources.
C’est au cœur du Charlevoix que le jeune étudiant avait fait la connaissance d’un saltimbanque, l’échassier Guy Laliberté. Le Cirque du Soleil naîtrait de leur rencontre. Après avoir skié en masse pendant tout l’hiver, il achète Le Massif, puis les terres des petites franciscaines. A l’hôtel tout neuf et la montagne ne manquait qu’un train d’union ; l’entrepreneur remet sur ses rails celui qui vient tous les matins siffler dans l’air glacé pour emporter les hôtes et leurs skis au bas des pistes. Trois ans après son ouverture, La Ferme est un succès. L’hôtel, la montagne et le train ont donné un sérieux coup de pouce à l’essor économique de la région.
La neige en bordée s’abat sur les jardins de glace. Elle est si dense que le jour peine à se lever. L’euphorie du grand blanc nous pousse vers les hauteurs du Charlevoix sur lesquelles veille le parc national des Grands-Jardins, décrété aire centrale de la réserve mondiale de la biosphère par l’Unesco afin de protéger le territoire du loup, de l’orignal, du caribou, du lynx, de la taïga et des hommes. En boule sous leur couverture de neige, les chiens se redressent à notre arrivée, s’ébrouent. Ils savent que leur heure est venue de «partir courir» dans la poudre. Impossible de contenir leur excitation. Paroles affectueuses et câlins mâtinés d’une certaine autorité viennent à bout de la préparation de l’attelage. Tobby, responsable du chenil, est aussi musher, meneur de chiens. Porter tout son poids sur les freins, pas trop brutalement, courir et pousser le traîneau pour soulager la peine des six chiens d’attelage, se pencher dans les virages, pas trop non plus… Les rudiments de conduite qu’il nous mime devraient suffire pour lancer nos traîneaux sur la piste étroite.
Arc-boutés sur les freins, nous avons du mal à contenir nos hordes de chiens trop heureux de se lancer dans la course et de se rouler dans la neige. Le traîneau part en bondissant. Peu à peu, le silence s’installe de nouveau, entrecoupé du frottement des patins et de la respiration haletante des huskys. Nous filons entre prairies et forêts à la manière de ces coureurs des bois qui sillonnaient les plaines en quête des précieuses fourrures à vendre dans les ports. Fouettés par les branches basses des épicéas, grisés par la vitesse et la motivation des chiens, nous relâchons la pression. Le paysage sort peu à peu du blizzard. Le soleil émerge, et le froid coupant avec. L’hiver québécois, chanté par Beau Dommage, est bien là: «Un grand hiver vif/Comme une claque».
Credits photo : Olivier GRUNEWALD
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